Le cas de la princesse Sherbatoff

by Hélène

La princesse Sherbatoff n’est pas un personnage de grande importance, je l’ai redécouverte en relisant Sodome et Gomorhe. Et pris conscience de tout ce qu’elle cachait.

La princesse Sherbatoff, nous dit le narrateur, n’est plus reçue par personne, on ne sait pourquoi. Ou plutôt, si, elle est reçue par la Grande Duchesse Eudoxie aux heures où elle ne reçoit personne. Mais si la Grande Duchesse agit ainsi, c’est qu’elle ne se soucie par de montrer qu’elle fréquente la princesse. Ce que celle-ci sait fort bien.
Voici comment cet exil mondain est exploité :
C’est un milieu charmant, me dit Cottard, vous trouverez un peu de tout, car Mme Verdurin n’est pas exclusive: des savants illustres comme Brichot de la haute noblesse comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de la grande-duchesse Eudoxie qui même la voit seule aux heures où personne n’est admis.» En effet, la grande-duchesse Eudoxie, ne se souciant pas que la princesse Sherbatoff, qui depuis longtemps n’était plus reçue par personne, vînt chez elle quand elle eût pu y avoir du monde, ne la laissait venir que de très bonne heure, quand l’Altesse n’avait auprès d’elle aucun des amis à qui il eût été aussi désagréable de rencontrer la princesse que cela eût été gênant pour celle-ci.

Donc, alors que la Princesse est bien contente d’avoir trouvé les Verdurin, ils sont en fait tout ce qu’elle a en guise de vie mondain, la malheureuse.

Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une «fidèle» ordinaire, la fidèle type.

Voici comment la Princesse présente les choses :

Vis-à-vis des étrangers—parmi lesquels il faut toujours compter celui à qui nous mentons le plus parce que c’est celui par qui il nous serait le plus pénible d’être méprisé: nous-même,—la princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois seules amitiés—avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus—comme les seules, non que des cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de la destruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de simplicité l’avait fait se borner. «Je ne vois personne d’autre», disait-elle en insistant sur le caractère inflexible de ce qui avait plutôt l’air d’une règle qu’on s’impose que d’une nécessité qu’on subit.

Et avec une douloureuse lucidité Proust précise que la Princesse se ment à elle même (celui à qui nous mentons le plus parce que c’est celui par qui il nous serait le plus pénible d’être méprisé). C’est probablement un sentiment qu’il connait, en tout cas je le connais fort bien, ce sentiment, de ne pas être reçue comme on voudrait pqr une personne que l’on apprécie, ou dont on se fait une idée très positive mais qui semble décidément ne pas nous apprécier. D’autres passages du roman indiquent que cette délicatesse complexe de sentiments est propre au narrateur.

La Princesse a la chance que son petit subterfuge fonctionne parfaitement puisque Madame Verdurin, dans sa satisfaction d’avoir une fidèle idéale qui soit de surcroît une Altesse, entretient – ou est dupe ? (Que M. et Mme Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils avaient aidé la princesse à l’inculquer dans l’esprit des fidèles.) – de la situation. Cottard, qui n’est pas bien malin, est épaté de la présence de la Princesse Sherbatoff.

Et ceux-ci étaient persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception, en faveur de la princesse.

Ce snobisme est tellement humain, tellement profondément vrai. Ne le rencontre-t-on pas partout, quelque soit le milieu, même hors de toute côterie littéro-artistique ?

La Princesse permet à Madame Verdurin et à son petit clan d’aller au théâtre, mais dans des conditions propres à flatter leur orgueil :

La princesse était fort riche; elle avait à toutes les premières une grande baignoire où, avec l’autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne d’autre.

C’est Madame Verdurin, la Patronne, qui autorise gracieusement la Princesse à l’inviter avec les fidèles….

On se montrait cette personne énigmatique et pâle : car si le clan peut ainsi se faire inviter au théâtre, c’est bien pour se faire voir. Ce mystérieux et sélect petit groupe de gens, dans cette baignoire appartenant à une riche personne attire l’attention du public, désigné par ce “on”. La Princesse et la Patronne y trouvent leur compte, ainsi que les membres du petit noyau.

Si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître.

Quelque faute (ignorée du lecteur) fait que la Princesse est ostracisée du monde. Elle feint donc de s’en éloigner d’elle même mais la douleur de son isolement n’échappe pas à Proust qui – exilé sur le sol au milieu des huées – connait parfaitement ce sentiment. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde.

Mais cette froideur n’est que superficielle. Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu.

Quitte, comme il arrive souvent, à être finalement déçue, la Princesse ne désire rien d’autre que socialiser. Avoir des amis. Etre aimée. Comme tout le monde.

Autre détail sur la Princesse Sherbatoff : Elle avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût dit bonjour.

Toujours dans la crainte d’être rejetée.

Mais plus tard, quand le narrateur se dit tout d’un coup bouleversé d’émotion, heureux de se rendre chez les Verdurin, la Princesse réagit avec plus de froideur :

Mon exaltation était à son comble et soulevait tout ce qui m’entourait. J’étais attendri que les Verdurin nous eussent envoyé chercher à la gare. Je le dis à la princesse, qui parut trouver que j’exagérais beaucoup une si simple politesse. Je sais qu’elle avoua plus tard à Cottard qu’elle me trouvait bien enthousiaste.

Le narrateur et la Princesse sont deux âmes sensibles, mais chacun de leur côté ; ils ne se comprennent pas. L’émotion du narrateur reste incompréhensible à la Princesse, qui gère si étroitement ses propres émotions. Elle le regarde et le trouve un peu étrange. Elle parlera de lui derrière son dos et Cottard confirmera que le narrateur est trop émotif. En fait, il n’est pas trop émotif, mais il ne sait pas tout à fait contrôler ses émotions, au contraire de la Princesse, qui pourtant, dans son exil social, souffre, mais sans le dire. Elle a “peur” des rebuffades, c’est pour elle une “ivresse” de rencontrer quelqu’un, elle désire “passionnément” le monde.

Mais elle couvre et dissimule toutes ces passions, tous ces mouvements de son coeur. Parce qu’il est dangereux pour certains de se montrer soi même, tel que l’on est. Et si les autres, profitant de ces informations, en profitaient pour vous abuser et vous blesser ? Il faut se blinder – mais pour ceux qui n’ont pas de carapace naturelle, c’est un peu difficile.

Peut-être est-elle trop sèche, trop control freak et peut-être est-ce pour cela qu’elle se retrouve seule.

Parce que la Princesse Sherbatoff, telle qu’elle se dégage des lignes que le narrateur lui consacre, n’est guère sympathique : elle est froide, distante, je ne sais s’il faut l’imaginer mince et sèche ou lourde et imposante, mais elle ne donne guère envie d’être fréquentée pour ses qualités personnelles. Seule une arriviste comme Madame Verdurin peut trouver un intérêt à cette fade personne : son origine sociale, qui éblouit les membres de son petit clan.

Elle est donc condamnée à être incomprise, à n’être qu’un faire valoir, cette pauvre Princesse. Il fallait tout le snobisme de Madame Verdurin pour en faire un personnage.