L´histoire secrète d’un parfum

par Antagonisme

Sait-on quand les choses se mettent à exister ? Quel est le moment exact, précis, qui marque le début d’un évènement ? Les Grecs, qui ont presque tout inventé,comme on le sait, ont un concept et une divinité pour cela : Kairos. Le kairos est le moment clef, le point d’inflexion entre passé, présent et avenir, un dimension du temps non linéaire, une intersection immatérielle du temps, projetant dans une autre perception de l’univers, donnant une profondeur infinie à l’instant.

Au moment où le kairos se présente, il se passe peut-être dans l’être humain quelque chose d’analogue à ce que décrit le narrateur de la recherche du temps perdu, évoqué ici. Mais, peut-être, les individus qui vivent ces moments particuliers, ces points d’inflexion, ces match point, comme dans le film de Woody Allen ne sont-ils pas conscients des enjeux de ce qui se déroule en eux et autour d’eux.

Quoiqu’íl en soit, chaque instant n’étant possible que grâce à la succession des instants qui l’ont précédé, à quel moment commence la succession d’instants qui mènent à un instant clef ? Tentons de fouiller dans le passé d’un de ces instant clef. Remontons dans le temps, pour mettre à jour son histoire secrète et voir comment la succession des évènements provoque le précieux et immatériel moment décisif dans lequel elle s’oublie.

Est-ce en 1843 que tout commence ? Lorsqu’un certain Alphonse Rallet, natif de Chateau Thierry, fonde un atelier de savon et parfum à Moscou, au 47 de la rue Vyatskaya, lequel atelier prospère au point de devenir le fournisseur officiel de la famille impériale russe, jusqu’à ce que le même Alphonse Rallet, malade des poumons, décide de vendre son entreprise pour retourner en France. Il stipule cependant que la sociéte devra garder son nom, A. Rallet & Co. De rachat en rachat, la société A. Rallet & Co, l’une des plus grandes parfumeries russes d’origine française, arrive, en 1898, par dans les mains de Chiris, grande maison grassoise de parfum.

Mais peut-être notre histoire (la succession des instants qui rendirent possibles l’instant décisif qui m’intéresse) commence-t-elle encore plutôt, à l’époque des conquêtes napoléoniennes. Lorsqu’un des soldats de l’Empereur, Jean-Joseph Beaux, fait prisonnier à Moscou, décide d’y rester plutôt que de repartir en France et y fait sa vie en temps que membre d’une troupe de théâtre associée au Théâtre Impérial de Saint Pétersbourg. Ce choix de vie ouvre à ses deux fils la possibilité de faire carrière dans le commerce en Russie, et à l’un de ses petits fils, Ernest, qui ne connaît la France que par le service militaire qu’il y effectue en 1900, d’effectuer sa formation puis tout le début de sa carrière de parfumeur dans cette société Ralet dont nous avons parlé, et d’y occuper le poste de directeur technique, à 33 ans, en 1914. C’est en 1917 qu’il fuit la Russie, et trouve refuge à Grasse, dans l’entreprise Chiris, la maison mère, qui tient à conserver ce parfumeur de génie et ses relations, qui compte nombre d’aristocrates exilés russes.

Mais peut-être suis-je allée beaucoup trop loin dans le passé, et peut-être tout ceci commence-t-il plus tard ? En 1916, lorsque plusieurs jeunes gens fomentèrent l’assassinat du staretz Raspoutine. L’un d’eux, le grand-duc Dimitri Pavlovitch Romanov, était un séducteur, fort riche bien entendu, sportif – il participa en 1912 aux Jeux Olympiques de Stockholm. Après le crime, il dut à son statut de prince impérial d’être exilé sur le front perse. Cet exil lui sauve la vie : quelques mois plus tard, éclate la Révolution d’octobre : toute la famille du Grand Duc (sauf sa soeur qui réussit à fuir par la Roumanie), est massacrée (père assassiné en prison, tante et demi frère jetés vivants dans un puit plein d’eau en Sibérie, demi-soeurs violées).

Mais le grand-duc Dimitri Pavlovitch Romanov est recueilli à Téhéran, après la désagrégation du front russe, par le Consul général de Grande-Bretagne en Perse, et il peut rejoindre alors Londres par la mer, avant de se rendre à Paris, chez sa soeur.

A ce moment-là, tout est en place ; tous les instants qui ont précédé et rendu possible l’instant décisif sont en place : il ne reste plus au kairos qu’à se matérialiser.

Retenons notre souffle, et regardons s’organiser les évènements, tandis que la divinité s’approche dans un souffle inaudible :

Dimitri Pavlovitch retrouve sa soeur, Marie Pavlovna, ruinée mais installée en France.

Maria Pavlovna fréquente la directrice d’une maison de couture très en vogue, dite Coco Chanel. Elle lui présente tout naturellement son frère.

Coco Chanel tombe sous le charme du frère.

Le grand-duc Dimitri Pavlovitch connaît bien entendu Ernest Beaux, ex-directeur technique de la parfumerie Rallet, exilé de Russie comme lui même, puisque la Maison Rallet fourni la famille impériale.

Le grand-duc Dimitri Pavlovitch présente à sa maîtresse Ernest Beaux.

Coco Chanel demande alors à ce dernier de lui créer un parfum. Ernest lui propose 10 échantillons, numérotés de 1 à 5, et de 20 à 24.

Chanel choisit le Nº5.