L’essence des choses

par Hélène

Ces tapisseries usées, ce mobilier patiné, parlent non pas de la valeur de l’argent, mais de la valeur du temps.

Lis-je stupéfaite. Et :

Dans une époque où l’on a le sentiment de dévisser sur un toboggan huilé, en ne sachant ni quand ni comment tout cela finira, il est bon d’avoir un fil, fût-il fragile, auquel se raccrocher. Il y a en tout cela une forme de dandysme qui pousse à inverser l’ordre des importances. A renverser l’ordre tout court.

C’est ce qu’écrit Isabelle Cerboneschi dans l’éditorial du Hors Série Mode du Temps, à la lecture duquel, flânant dans la penderie du Vieux Pull, j’ai été conduite.

Dans cet édito, Isabelle Cerboneschi évoque successivement : les hotels de Rough Luxe (Luxe brut), le confort soyeux et rétro des tenues d’intérieur de luxe, le temps qui s’écoule lentement, mesuré par des montres de luxe, et le whisky (écossais) (avec photos….).

Mais ce qui est intéressant est l’évocation du dandysme, d’un goût du luxe qui va au delà de la valeur de l’argent, mais prend ses racines dans la valeur… du temps, qui construit lentement les choses et les use.
Le temps, le Temps, le TEMPS.

Voyons un peu, justement, ce que ça nous dit, cette évocation du temps, et tournons nous vers le spécialiste du Temps, j’ai nommé Marcel Proust. Précisément au moment où le narrateur retrouve le temps, dont il a réalisé, au début de l’oeuvre, qu’il lui avait échappé.

Lors d’une matinée chez la princesse de Guermantes, le narrateur vit une étrange expérience. Il a déjà derrière lui le souvenir de la sensation inconnue qu’une madeleine dégustée a fait naître en lui : une sensation (le contact de pavés disjoints) et un son vont provoquer en lui le même émoi, et c’est alors qu’il va comprendre.

L’être qui était rené en moi quand avec un tel frémissement de bonheur j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l’observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d’un passé que l’intelligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité ne conservant d’eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine qu’elle leur assigne. Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu et respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée.

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Au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il put vivre, jouir de l’essence, des choses, c’est-à-dire en dehors du temps.

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Poursuivant son raisonnement, Proust décide alors de rédiger une oeuvre d’art : il s’agit de lire “le livre intérieur de ces signes inconnus” ; mais “pour sa lecture, personne ne pouvait (l)’aider d’aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut (lui) suppléer, ni même collaborer avec (lui).”
Il en arrive à conclure que l’artiste n’est pas libre devant l’œuvre d’art, qu’il ne la fait pas à son gré, mais qu’elle préexiste à l’artiste, et qu’il faut, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, la découvrir. “Mais cette découverte que l’art pouvait nous faire faire n’était-elle pas au fond celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons que nous sommes emplis d’un tel bonheur, quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable” ?

Laissons là Proust, qui s’est décidé à rédiger un chef d’oeuvre inégalable, et revenons à nous, qui ne rédigerons pas de chef d’oeuvre. Nous aussi, nous avons des souvenirs ; en nous aussi, existent le présent et le passé. Nous aussi, nous nous nourrissons de l’essence des choses.

Et cette essence des choses existe en dehors du temps : dans une dimension qui doit être recréée, par l’imagination et la suggestion des sens, de tous les sens.

De tous les sens ? Voyons un peu. Certes, le supplément du Temps évoque spécifiquement le whisky, qui appartient à l’univers de la gastronomie et des vins, et, au delà, de la perception plus raffinée de la nourriture, telle qu’évoquée dans “l’Art de la Frugalité et de la Volupté” – lequel nous expédie directement chez les Stoïciens et donc chez Sénèque (qui vécut dans le Siècle de la mort d’Auguste, le frère d’Octavie).

Quand Isabelle Cerboneschi évoque l’hotellerie de ce nouveau luxe qu’est le Rough Luxe, comment ne pas penser au Grand Hotel de Balbec ? A son charme surranné ? Et là aussi, la patine que les jours passés au Grand Hotel pose sur ses chambres et ses couloirs, cette patine qui rassure le narrateur anxieux , n’est-ce pas le véritable luxe, discret, désuet, ou rugueux, et qui ploie sous le poids du temps ?

Quand un créateur de mode dessine un modèle, que fait-il sinon aller chercher dans les fils du passé qui flottent imperceptiblement autour de nous, un drapé, une couleur, une allusion à un passé ou un ailleurs qui nous appartient collectivement, pour le disposer en touches légères autour du corps des femmes ?

Et le cuisinier qui va de l’avant, d’aller au delà des merveilleuses saveurs des plats concoctés par sa grand mère, que fait-il si ce n’est recréer indéfiniment ces saveurs anciennes, en les éclairant au nouveau jour du temps présent ?

On retrouve donc le temps partout ; le temps qui nous construit, et le temps qui nous précipite interminablement au plus profond de lui, tout en nous projetant vers l’avenir ; nous sommes tous sur le fil qui relie le passé au présent, dans un équilibre à recréer éternellement. Et comme nous n’écrivons pas tous des chefs d’oeuvre pour retrouver en nous “le livre intérieur de ces signes inconnus” du passé, nous allons en des lieux qui nous font ressentir plus que d’autres la cohabitation mystérieuse entre le présent et le passé, nous dégustons des mets qui font renaître en nous le souvenir de tous ceux déjà savourés, nous portons des vêtements qui sont un peu de ce que nous avons été, et de ce que nous voulons être. Parce que nous aussi, nous nous nourrissons de l’essence des choses.

Et c’est justement parce que nous vivons une époque si étrange et si folle, qui a cru pouvoir s’abîmer en elle-même et se découvre fragile, qu’il faut en sortir et regarder à tout prix tout ce qui peut être regardé, apprécié, lu, écouté, savouré, tout ce qui n’a d’autres valeurs que sa propre essence.
Et merci au Vieux Pull et Isabelle Cerboneschi de m’avoir permis de mieux comprendre ce que je pressentais déjà. Il n’est pas facile de lire en nous le livre intérieur des signes inconnus de nos pensées, venues d’un reflux du passé, plongées au fond de nous et soudain précipitées à la lumière de la surface de notre esprit, sans crier gare, au détour d’une lecture.