Les rêves sont les seuls souvenirs

par Antagonisme

Pour aller chez Gabrielle et Capucine, il fallait passer par ces allées poétiques, désuètes et mystérieuses, fleurant bon le Second Empire, de la petite banlieue où je résidais ; sortir de chez moi, contourner le jardin ensauvagé de la maison qui faisait face à la nôtre, arracher quelques branches folles de glycines ou de chèvre feuille qui passaient à travers le grillage, traverser une première route, juste au sortir du vaste et calme rond point qui expédiait les routes vers les champs de salades d’une ville voisine, vers le château royal d’une autre, vers la gare et son mystérieux et effrayant au delà parisien, marcher sur les trottoirs de sable fin bordés de gazon (ainsi étaient-ils à l’époque), tourner à droite, puis à gauche, déboucher sur une allée réservée aux riverains, fermée par une chaîne.

La barrière qui séparait la maison de la rue était en bois, portée par une base en pierre meulière, et si décrépite que l’on ne savait plus si elle soutenait les branches des arbustres qui s’emmélaient autour d’elle ou si ces branches retenaient les barreaux de bois dont la peinture s’écaillait par grosses plaques. La porte raclait le sol, je ne l’entrouvais qu’à demi pour m’y glisser. L’allée était bordée d’arbustes sauvages qui voulaient me barrer la route. C’était le château de la belle au Bois dormant.

Mes deux amies m’accueillaient drapées dans d’improbables châles, car il n’y avait pas de chauffage central dans la grande maison. Nous prenions les vélos et nous rendions jusqu’au magasin de jouets de la ville, pour nous y perdre une heure ou deux. La vendeuse nous connaissait et s’amusait de nous voir, qui regardions et n’achetions rien – jusqu’à un certain point. Nous regardions les maisons de poupées miniatures et les poupées de grande taille, toujours mise en scène dans des intérieurs anglais, avec petites tables, nappes, tasses à thé, théières, faux gâteaux, buffets décorés d’assiettes, fauteils avec coussins, canapés.

Quand nous avions bien remplis nos yeux de tout cela nous allions plus loin, à la bibliothèque, nous empruntions les planches de reproduction de peinture qui nous convenaient (Renoir, David, Matisse) et nous revenions chez elles. Nous avions décidé tout simplement de recréer tout un univers : une maison de rêve, palais vénitien de la Belle au Bois dormant, Neuschwanstein tout confit de tiédeur scandinave à la Carl Larsen, maison d’été de Shéhérazade. Nous goutions dans la salle à manger tout en jouant à fabriquer notre maison -univers : les tasses à liséré doré et la théière assortie, qui me donnait l’impression d’être moi-même dans une maison de poupée géante et parfaite, cotoyaient sur la nappe en jour d’angle blanc sur blanc des tissus, papiers, rubans et galons de toute sortes et de toutes tailles : en soie, en lainages, en coton, en gaze, dentelles, vert, or, argent, rouges, blancs, bleus et d’images de revues que nous découpions soigneusement. Pour les meubles en bois, nous étions obligée de coller le plus soigneusement possible des photos de meubles sur des boites de pâtes Rivoire et Carret.

Ma spécialité, c’était la confection de « lits de repos ». Mes grands parents avaient dans leur salon un lit de repos, très Empire, et lorsque je lui demandais quelle était la différence entre un lit et un lit de repos, ma grand mère ne savait rien me dire d’autre que : mais le lit de repos se met dans le salon. La seule différence résidait donc dans la localisation du lit, pensai-je à l’époque, ou plus précisement, ai-je maintenant compris, dans l’usage qu’on comptait en faire.

Je n’avais pas compris cela mais j’aimais la fonction floue des lits de repos et je fabriquais et décorais des lits de repos partout. On sait à quoi sert un lit. La fonction d’un fauteuil ou d’un canapé est nette aussi, c’est pour s’asseoir dans un salon, quand on reçoit des gens ou que l’on veut lire. Mais les lits de repos, sont des meubles un peu comme les tables à café, ou les tables basses que l’on place dans une pièce à côté d’un canapé ou d’un mur. A quoi cela sert-il ? A placer des photos, des bibelots, des souvenirs, des objets qui donnent le caractère à votre maison. De même, le lit de repos ne pouvait pas servir à s’asseoir commodément (j’avais essayé chez ma grand mère : on peut bien sûr, techniquement, s’y asseoir, mais on était alors obligé de se tenir très droit, les pieds touchant le sol, bien plus bas, dans un position très raide ; non, le lit de repos est un lit, il faut s’y coucher, s’y lover, s’y nicher, à l’aide d’accessoires comme des coussins, l’accessoire paresseux par excellence).

Le lit de repos, qui n’est plus guère à la mode dans notre époque trop rapide, constitue une sorte d’évolution parallèle, secrète, me plais-je à penser, du lit, dont la fonction évidente semble être de dormir. Pourtant, les premiers lits ne servirent pas à dormir, et ils furent d’abord associé au pouvoir : dans les civilisations mésopotamiennes, quand l’homme ordinaire dormait sur des paillasses ou des peaux de chèvres, le roi dormait dans un lit d’apparat qui symbolisait son pouvoir et marquait sa différence avec le commun. Les bas relief assyriens nous montrent des lits qui servent pas à dormir, mais à manger. Au Moyen Age puis à la Renaissance, les seigneurs dorment dans des lits simples mais reçoivent dans des lits d’apparat. A partir de la Renaissance et jusqu’à la Révolution, le lit devient de plus en plus important, toujours dans des fonctions d’apparat. Les rois ont des lits extravagants, comme Louis XIV qui en possédait plus de quatre cent, ornés de chevets et de garnitures très ouvragés.

Tout change avec le XVIIIème siècle et Révolution : démocratisé, le lit devient plus intime et personnel ; pour les Romantiques, il est lieu du délassement et des rêveries douloureuses ou exaltées. C’est justement à cette époque que la vogue du lit de repos, apparu au XVIIème siècle, se répand, dans les versions duchesse, duchesse-brisée et méridienne, tout au long des XVIIIème et XIXème siècle : il constitue un lieu à part, privé, réservé à la lecture ou à la rêverie. On le nomme sofa, ottomane ( tous deux désignant le repos «à la turque», ils désigneront plus tard des modèles de canapés ), duchesse en bateau, lit à la turque, turquoise, duchesse brisée, lit à la grecque, veilleuse, méridienne, baigneuse, etc. Des noms qui évoquent l’exotisme, la nonchalance, la rêverie, l’ailleurs, le voyage : des lits réservées aux classes supérieures, qui ont les moyen de passer de longs moments à lire, rêver ou converser.

Ce n’est que de nos jours que le lit a trouvé une fonction unique : celle du repos nocturne. En fait, la Révolution Industrielle a provoqué l’enrichissement progressif des classes inférieures, celles qui trimaient, dans les siècles antérieurs, pour que les autres puissent se prélasser sur leurs lits de repos. Elle a aussi provoqué l’amenuissement, jusqu’à disparition quasi totale, des classes oisives de la société. Qui a, de nos jours, le temps de se prélasser, lire, rêvasser, sur un lit ?

Pourtant, ce meuble inutile (car personne, chez mes grands parents, ne l’utilisait, sauf moi, parfois, pour lire) avait alors un mystère qui lui donnait un charme supérieur à tous les autres. C’est pourquoi je fabriquais inlassablement d’inutiles lits de repos pour la maison de poupée de mes amies, dont l’occupante (qui nous intéressait beaucoup moins que son mobilier) devait être assurément une grande oisive des temps moderne.

Nous n’avons, bien entendu, jamais terminé cette demeure, perpétuellement en chantier, comme le Versailles de Louis XIV. Pourtant, cette maison inachevée, idéale et imaginaire fait partie justement, des souvenirs que je n’ai jamais oublié…