Féministiques

Affaires féminines

Mois : décembre, 2011

L´histoire secrète d’un parfum

by Antagonisme

Sait-on quand les choses se mettent à exister ? Quel est le moment exact, précis, qui marque le début d’un évènement ? Les Grecs, qui ont presque tout inventé,comme on le sait, ont un concept et une divinité pour cela : Kairos. Le kairos est le moment clef, le point d’inflexion entre passé, présent et avenir, un dimension du temps non linéaire, une intersection immatérielle du temps, projetant dans une autre perception de l’univers, donnant une profondeur infinie à l’instant.

Au moment où le kairos se présente, il se passe peut-être dans l’être humain quelque chose d’analogue à ce que décrit le narrateur de la recherche du temps perdu, évoqué ici. Mais, peut-être, les individus qui vivent ces moments particuliers, ces points d’inflexion, ces match point, comme dans le film de Woody Allen ne sont-ils pas conscients des enjeux de ce qui se déroule en eux et autour d’eux.

Quoiqu’íl en soit, chaque instant n’étant possible que grâce à la succession des instants qui l’ont précédé, à quel moment commence la succession d’instants qui mènent à un instant clef ? Tentons de fouiller dans le passé d’un de ces instant clef. Remontons dans le temps, pour mettre à jour son histoire secrète et voir comment la succession des évènements provoque le précieux et immatériel moment décisif dans lequel elle s’oublie.

Est-ce en 1843 que tout commence ? Lorsqu’un certain Alphonse Rallet, natif de Chateau Thierry, fonde un atelier de savon et parfum à Moscou, au 47 de la rue Vyatskaya, lequel atelier prospère au point de devenir le fournisseur officiel de la famille impériale russe, jusqu’à ce que le même Alphonse Rallet, malade des poumons, décide de vendre son entreprise pour retourner en France. Il stipule cependant que la sociéte devra garder son nom, A. Rallet & Co. De rachat en rachat, la société A. Rallet & Co, l’une des plus grandes parfumeries russes d’origine française, arrive, en 1898, par dans les mains de Chiris, grande maison grassoise de parfum.

Mais peut-être notre histoire (la succession des instants qui rendirent possibles l’instant décisif qui m’intéresse) commence-t-elle encore plutôt, à l’époque des conquêtes napoléoniennes. Lorsqu’un des soldats de l’Empereur, Jean-Joseph Beaux, fait prisonnier à Moscou, décide d’y rester plutôt que de repartir en France et y fait sa vie en temps que membre d’une troupe de théâtre associée au Théâtre Impérial de Saint Pétersbourg. Ce choix de vie ouvre à ses deux fils la possibilité de faire carrière dans le commerce en Russie, et à l’un de ses petits fils, Ernest, qui ne connaît la France que par le service militaire qu’il y effectue en 1900, d’effectuer sa formation puis tout le début de sa carrière de parfumeur dans cette société Ralet dont nous avons parlé, et d’y occuper le poste de directeur technique, à 33 ans, en 1914. C’est en 1917 qu’il fuit la Russie, et trouve refuge à Grasse, dans l’entreprise Chiris, la maison mère, qui tient à conserver ce parfumeur de génie et ses relations, qui compte nombre d’aristocrates exilés russes.

Mais peut-être suis-je allée beaucoup trop loin dans le passé, et peut-être tout ceci commence-t-il plus tard ? En 1916, lorsque plusieurs jeunes gens fomentèrent l’assassinat du staretz Raspoutine. L’un d’eux, le grand-duc Dimitri Pavlovitch Romanov, était un séducteur, fort riche bien entendu, sportif – il participa en 1912 aux Jeux Olympiques de Stockholm. Après le crime, il dut à son statut de prince impérial d’être exilé sur le front perse. Cet exil lui sauve la vie : quelques mois plus tard, éclate la Révolution d’octobre : toute la famille du Grand Duc (sauf sa soeur qui réussit à fuir par la Roumanie), est massacrée (père assassiné en prison, tante et demi frère jetés vivants dans un puit plein d’eau en Sibérie, demi-soeurs violées).

Mais le grand-duc Dimitri Pavlovitch Romanov est recueilli à Téhéran, après la désagrégation du front russe, par le Consul général de Grande-Bretagne en Perse, et il peut rejoindre alors Londres par la mer, avant de se rendre à Paris, chez sa soeur.

A ce moment-là, tout est en place ; tous les instants qui ont précédé et rendu possible l’instant décisif sont en place : il ne reste plus au kairos qu’à se matérialiser.

Retenons notre souffle, et regardons s’organiser les évènements, tandis que la divinité s’approche dans un souffle inaudible :

Dimitri Pavlovitch retrouve sa soeur, Marie Pavlovna, ruinée mais installée en France.

Maria Pavlovna fréquente la directrice d’une maison de couture très en vogue, dite Coco Chanel. Elle lui présente tout naturellement son frère.

Coco Chanel tombe sous le charme du frère.

Le grand-duc Dimitri Pavlovitch connaît bien entendu Ernest Beaux, ex-directeur technique de la parfumerie Rallet, exilé de Russie comme lui même, puisque la Maison Rallet fourni la famille impériale.

Le grand-duc Dimitri Pavlovitch présente à sa maîtresse Ernest Beaux.

Coco Chanel demande alors à ce dernier de lui créer un parfum. Ernest lui propose 10 échantillons, numérotés de 1 à 5, et de 20 à 24.

Chanel choisit le Nº5.

L’essence des choses

by Hélène

Ces tapisseries usées, ce mobilier patiné, parlent non pas de la valeur de l’argent, mais de la valeur du temps.

Lis-je stupéfaite. Et :

Dans une époque où l’on a le sentiment de dévisser sur un toboggan huilé, en ne sachant ni quand ni comment tout cela finira, il est bon d’avoir un fil, fût-il fragile, auquel se raccrocher. Il y a en tout cela une forme de dandysme qui pousse à inverser l’ordre des importances. A renverser l’ordre tout court.

C’est ce qu’écrit Isabelle Cerboneschi dans l’éditorial du Hors Série Mode du Temps, à la lecture duquel, flânant dans la penderie du Vieux Pull, j’ai été conduite.

Dans cet édito, Isabelle Cerboneschi évoque successivement : les hotels de Rough Luxe (Luxe brut), le confort soyeux et rétro des tenues d’intérieur de luxe, le temps qui s’écoule lentement, mesuré par des montres de luxe, et le whisky (écossais) (avec photos….).

Mais ce qui est intéressant est l’évocation du dandysme, d’un goût du luxe qui va au delà de la valeur de l’argent, mais prend ses racines dans la valeur… du temps, qui construit lentement les choses et les use.
Le temps, le Temps, le TEMPS.

Voyons un peu, justement, ce que ça nous dit, cette évocation du temps, et tournons nous vers le spécialiste du Temps, j’ai nommé Marcel Proust. Précisément au moment où le narrateur retrouve le temps, dont il a réalisé, au début de l’oeuvre, qu’il lui avait échappé.

Lors d’une matinée chez la princesse de Guermantes, le narrateur vit une étrange expérience. Il a déjà derrière lui le souvenir de la sensation inconnue qu’une madeleine dégustée a fait naître en lui : une sensation (le contact de pavés disjoints) et un son vont provoquer en lui le même émoi, et c’est alors qu’il va comprendre.

L’être qui était rené en moi quand avec un tel frémissement de bonheur j’avais entendu le bruit commun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe sur la roue, à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elles seulement il trouve sa subsistance, ses délices. Il languit dans l’observation du présent où les sens ne peuvent la lui apporter, dans la considération d’un passé que l’intelligence lui dessèche, dans l’attente d’un avenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passé auxquels elle retire encore de leur réalité ne conservant d’eux que ce qui convient à la fin utilitaire, étroitement humaine qu’elle leur assigne. Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu et respirée jadis le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi qui parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée.

(lien)
Au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il put vivre, jouir de l’essence, des choses, c’est-à-dire en dehors du temps.

(lien)

Poursuivant son raisonnement, Proust décide alors de rédiger une oeuvre d’art : il s’agit de lire “le livre intérieur de ces signes inconnus” ; mais “pour sa lecture, personne ne pouvait (l)’aider d’aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut (lui) suppléer, ni même collaborer avec (lui).”
Il en arrive à conclure que l’artiste n’est pas libre devant l’œuvre d’art, qu’il ne la fait pas à son gré, mais qu’elle préexiste à l’artiste, et qu’il faut, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, la découvrir. “Mais cette découverte que l’art pouvait nous faire faire n’était-elle pas au fond celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons que nous sommes emplis d’un tel bonheur, quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable” ?

Laissons là Proust, qui s’est décidé à rédiger un chef d’oeuvre inégalable, et revenons à nous, qui ne rédigerons pas de chef d’oeuvre. Nous aussi, nous avons des souvenirs ; en nous aussi, existent le présent et le passé. Nous aussi, nous nous nourrissons de l’essence des choses.

Et cette essence des choses existe en dehors du temps : dans une dimension qui doit être recréée, par l’imagination et la suggestion des sens, de tous les sens.

De tous les sens ? Voyons un peu. Certes, le supplément du Temps évoque spécifiquement le whisky, qui appartient à l’univers de la gastronomie et des vins, et, au delà, de la perception plus raffinée de la nourriture, telle qu’évoquée dans “l’Art de la Frugalité et de la Volupté” – lequel nous expédie directement chez les Stoïciens et donc chez Sénèque (qui vécut dans le Siècle de la mort d’Auguste, le frère d’Octavie).

Quand Isabelle Cerboneschi évoque l’hotellerie de ce nouveau luxe qu’est le Rough Luxe, comment ne pas penser au Grand Hotel de Balbec ? A son charme surranné ? Et là aussi, la patine que les jours passés au Grand Hotel pose sur ses chambres et ses couloirs, cette patine qui rassure le narrateur anxieux , n’est-ce pas le véritable luxe, discret, désuet, ou rugueux, et qui ploie sous le poids du temps ?

Quand un créateur de mode dessine un modèle, que fait-il sinon aller chercher dans les fils du passé qui flottent imperceptiblement autour de nous, un drapé, une couleur, une allusion à un passé ou un ailleurs qui nous appartient collectivement, pour le disposer en touches légères autour du corps des femmes ?

Et le cuisinier qui va de l’avant, d’aller au delà des merveilleuses saveurs des plats concoctés par sa grand mère, que fait-il si ce n’est recréer indéfiniment ces saveurs anciennes, en les éclairant au nouveau jour du temps présent ?

On retrouve donc le temps partout ; le temps qui nous construit, et le temps qui nous précipite interminablement au plus profond de lui, tout en nous projetant vers l’avenir ; nous sommes tous sur le fil qui relie le passé au présent, dans un équilibre à recréer éternellement. Et comme nous n’écrivons pas tous des chefs d’oeuvre pour retrouver en nous “le livre intérieur de ces signes inconnus” du passé, nous allons en des lieux qui nous font ressentir plus que d’autres la cohabitation mystérieuse entre le présent et le passé, nous dégustons des mets qui font renaître en nous le souvenir de tous ceux déjà savourés, nous portons des vêtements qui sont un peu de ce que nous avons été, et de ce que nous voulons être. Parce que nous aussi, nous nous nourrissons de l’essence des choses.

Et c’est justement parce que nous vivons une époque si étrange et si folle, qui a cru pouvoir s’abîmer en elle-même et se découvre fragile, qu’il faut en sortir et regarder à tout prix tout ce qui peut être regardé, apprécié, lu, écouté, savouré, tout ce qui n’a d’autres valeurs que sa propre essence.
Et merci au Vieux Pull et Isabelle Cerboneschi de m’avoir permis de mieux comprendre ce que je pressentais déjà. Il n’est pas facile de lire en nous le livre intérieur des signes inconnus de nos pensées, venues d’un reflux du passé, plongées au fond de nous et soudain précipitées à la lumière de la surface de notre esprit, sans crier gare, au détour d’une lecture.

Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur…

by Antagonisme

Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur, et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu’il faisait. Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris, selon qu’ils me parvenaient amortis et déviés par l’humidité ou vibrants comme des flèches dans l’aire résonnante et vide d’un matin spacieux, glacial et pur ; dès le roulement du premier tramway, j’avais entendu s’il était morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur. Et, peut-être, ces bruits avaient-ils été devancés eux-mêmes par quelque émanation plus rapide et plus pénétrante qui, glissée au travers de mon sommeil, y répandait une tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, à certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques à la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi, qui encore endormi commençais à sourire, et dont les paupières closes se préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en musique.

Le réveil, c’est de cela dont le narrateur nous parle au début de la Prisonnière. Je sais bien que le texte se suffit à lui même, mais il me renvoie à de si délicieuses et personnelles évocations que je vais y ajouter quelque chose. C’est le matin, vous êtes au lit, et les premières perceptions de la journée s’offrent à vous. Et en effet, les bruits extérieurs vous renvoient une image, une sensation, aprfois même avant d’être totalement réveillé : bruit de la pluie, bruits amortis par la pluie tombée auparavant, ou claire sonorité d’un jour sec. La sensibilité extrême du narrateur rejoint mon expérience quotidienne du réveil, d’abord sonore, puis visuelle.

A la seule différence que les sons ne renvoient pas tout le monde aux mêmes sensations. J’aime, par exemple, le son mouillé des roues de voitures sur l’asphalte ; du moins s’il est associé au froid. Cela m’évoque une journée douillette, ponctuée de thé au citron et de petits gâteaux. A l’inverse, dès que les beaux jours arrivent, l’humidité sonore évoque des journées pourries, trop douces, avec des ciels blancs, bas et pesants.

Mais ce qui me touche surtout, c’est l’évocation de ce moment si doux, le réveil, le passage insensible de l’état de sommeil à la veille, la prise de conscience progressive, la montée lente et rapide tout à la fois, de la conscience, de sa plongée dans notre propre pénombre. Et le rôle que les sens, avant l’esprit, y jouent : les sons, les persceptions lumineuses (avant même de voir).

Crédit photo :  CielLe-paris