Enimie, Elisabeth, ou la difficulté d’être d’une princesse

par Antagonisme

Tout commence avec Sainte Enimie, dont j’ai découvert l’histoire en vacances, en Lozère, chez des amis. Résumons brièvement son histoire, qui est légendaire, et nullement attestée, et pourtant, j’en suis intimement convaincue, tout à fait exacte.
Enimie est une princesse mérovingienne, extrèmement belle, bien entendue, et de surcroît, toute emplie de charité chrétienne, c’est-à-dire, préoccupée par les affaires sociales, comme nous dirions aujourd’hui : elle consacre une grande partie de son temps à soigner les lépreux, les boiteux, à aider les pauvres et les nécessiteux. Elle vécut au début du VIIème siècle, était la fille de Clotaire II, et la soeur de Dagobert, et vivait probablement dans le nord-est de la France, dans l’ancienne Austrasie.
Son père souhaite la marier, mais la princesse refuse et se dit mariée à Dieu, époux fort commode, surtout comparé à un prince franc de l’époque. Le père, le roi mérovingien Clotaire II, n’en prépare pas moins le mariage, sans s’occuper de son avis.
C’est alors que la princesse se tourne vers Dieu et lui demande de lui venir en aide pour l’aider à conserver sa pureté.
Nous allons voir de quelle façon Dieu lui vint en aide, mais franchissons avec désinvolture quelques siècles et penchons nous sur la cas d’une autre jeune femme, dont le destin est relativement proche, Elisabeth d’Autriche, plus connue sous le nom de Sissi.
Mais nous ne pensons pas, malgré tout son talent et son charme, à la Sissi de pacotille incarnée par Romy Schneider, à laquelle, par pur souci de me démarquer, je n’accolerai pas l’adjectif pourtant mérité d’inoubliable. Non, nous penserons à la vraie Elisabeth. La deuxième fille du duc Maximilien en Bavière et de la duchesse Ludovica de Bavière, quatrième enfant d’une fratrie de dix, issue d’une union sans amour, entre une mère ambitieuse et un père volage, élevée dans la liberté et l’indépendance, puis mariée à 15 ans à l’empereur François-Joseph Ier d’Autriche, tombé amoureux d’elle par hasard, alors qu’on lui destinait sa soeur Hélène.
Elisabeth, en plein XIXème siècle, n’a pas eu la chance d’Enimie, comme on va le voir ; peut-être aussi subit-elle l’influence pernicieuse du romantisme, qui a produit des romans à l’eau de rose racontant des histoires de jeunes filles qui s’éprennent de leurs princes et vivent ensuite heureuses, forcément heureuses, au milieu d’une ribambelle d’enfants – toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite, bien entendu.
Enimie, la princesse franque, a aussi entendu des histoires, sous formes de vies de saints ou de saintes, qui, à son époque, se comportent tous de la même façon : ils refusent carrément le destin qu’on leur propose pour vivre à l’écart du monde (en cette période de transition entre l’Antiquité et le Moyen Age classique, l’érémitisme est à la mode), ou bien, ayant vécu dans le monde, père de famille, notables établis, ayant mariés leurs enfants, ils renoncent à leurs biens ou les distribuent et embrassent (souvent avec leurs épouses) la carrière écclésiastique, qui fait assez fréquemment suite à une « carrière » dans l’administration urbaine, plus axée sur les problématiques financières ou politiques, dont elle est en quelque sorte la suite socio-éducative. Telles sont les histpires dont les évêques et confesseurs de la jeune princesse ont pu lui parler.
Elisabeth d’Autriche, douze siècles plus tard, se laisse donc marier non sans une naïveté dont je me plais à imaginer Enimie, vivant dans une époque plus dure, totalement dépourvue. Peut-être même cette dernière a-t-elle déjà eu à repousser avec véhémence les avances d’un guerrier de son père, les Francs ne donnant pas précisément dans le subtil. Sa soeur du XIXème siècle devient tout simplement l’impératrice d’Autriche, un titre qui lui a peut-être plus fait tourner la tête que la perspective offerte à Enimie d’épouser un duc ou comte de l’armée de fidèles de son père.
On connaît la suite de l’histoire d’Elisabeth : élevée sans contrainte, narcissique, le jeune impératrice se trouve soumise à la pesante étiquette viennoise, et découvre qu’on attend d’elle qu’elle soit disponible à toutes les modanités impériales et soumise à son mari. Par ailleurs, Élisabeth se sent surveillée par sa belle-mère et par l’entourage impérial. Son mari, qui l’adore, est souvent absent, accaparé par les obligations de sa fonction, et ne revient que très tard dans la soirée de Vienne.
Ses trois premiers enfants naissent entre 1855 et 1858, et sa belle-mère, déçue par l’attitude capricieuse et égocentrique d’Elisabeth, fort peu conforme à l’idée qu’elle se fait d’une impératrice, les lui enlève pour les élever. Sa fille ainée meurt, son mari part à la guerre, Elisabeth s’occupe en transformant le château de Laxenbourg en hôpital pour soigner les blessés de guerre. De retour de la guerre, son mari la délaisse et retrouve les femmes qu’il a connu avant son mariage. C’en est trop pour la jeune femme. D’où la profonde dépression dans laquelle elle tombe.
C’est alors que quelque chose de tout à fait intéressant se produit. Elisabeth se met à tousser : on lui diagnostique une tuberculose et on l’envoie à Madère. Elle revient ensuite à Vienne, et, fait intéressant, elle rechute aussitôt : elle est alors envoyée à Corfou. Elle finit par revenir à Vienne, après avoir été absente deux années, et accepte sa situation avec plus de sérénité, tout en faisant de fréquent voyage.
Revenons maintenant à Enimie, en pleine époque mérovingienne. Son père veut la marier, ai-je dit, et elle demande à Dieu de l’aider à « conserver sa pureté », ce qui revient à conserver son célibat. Et voilà que Dieu l’exauce ! Il lui envoie une lèpre qui la défigure, et fait évidemment fuir les prétendants. Aucun médecin ne parvient à la guérir. La princesse fait encore appel à Dieu et celui-ci lui envoie une ange messager, qui lui demande de se rendre dans le Gévaudan, dans un lieu appelé Burlatis. Elle y rencontrera des bergers qui lui indiqueront une source dont l’eau guérira sa maladie.
Naturellement, il faut supposer que le caractère surmaturel du message imposa le respect au père de la princesse, qui espérait certainement sa guérison. Enimie eut donc le droit de partir avec sa suite. Tout se passa comme l’ange l’avait dit : après s’être baignée dans la source, elle guérit : un vrai miracle.
De ce fait, il est décidé de rentrer au palais : mais à peine s’éloigne-t-elle de la source que la maladie réapparaît. La princesse retourne à la source, se baigne à nouveau, guérit, repart avec son escorte, est à nouveau atteinte du même mal, revient sur ses pas, se baigne, guérit… et comprend qu’elle va devoir passer le reste de sa vie sur le causse.
Enimie s’installe donc dans une grotte, ne gardant que sa filleure avec elle, tandis que sa cour s’installe dans des hameaux au bord du Tarn. Enimie fonde un couvent et un hôpital, ai-je lu dans des récits d’histoire locale.

On voit donc la similitude entre les deux princesses – mais aussi les différences. Les deux utilisent la maladie comme prétexte, qu’elle soit psychosomatique ou simulée, pour s’éloigner, mais Enimie se débrouille pour obtenir une indépendance qu’Elisabeth n’obtiendra jamais. Au contraire, celle-ci profite de sa richesse, en tant qu’impératrice, et une vraie vie de people d’il y a un siècle, avec les mêmes caractéristiques que bon nombre de people de nos jours (modification corporelle, probable anorexie). D’un autre côté, Enimie a peut-être été beaucoup plus précurseuse qu’on ne le croit : n’a-t-elle pas vécu seule avec une autre femme pendant des années sur un causse, inventant toute seule au sud de l’Auvergne la vie en communauté libertaire lesbienne ? A moins que cette filleure n’ait été en réalité sa fille, ce qui ferait d’elle une des premières mères célibataires, ayant réussi à mener une vie libre au prix de quelques aménagements avec la vérité ?
Elisabeth mourra assassinée, en 1898, par un homme qui voulait attirer l’attention sur lui par un coup d’éclat ; Enimie mourra, avec 628, après avoir passé sa vie dans sa grotte, avec sa filleule, et sera enterrée dans un lieu que les femmes de son monastère ont tenté de garder secret.
Quand je lisais des livres d’histoires, enfant, j’aimais à me fondre dans l’exotisme du passé, qu’il soit romain, médiéval, persan, ou indien. Aujourd’hui, je ne cesse d’être frappée par l’actualité de ce passé, dès qu’on cesse de se laisser abuser par les apparences. En somme, hommes et femmes, à toutes les époques, vivent des vies plus semblables qu’on ne le croit, et se contentent de trouver des solutions adaptées à l’esprit du temps, à des difficultés qui se font mystérieusement écho à travers les siècles.

Crédit photos : CielLe-paris